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Bail commercial : constitutionnalité de l’indemnité d’éviction


6 avril 2021
Par Cécile GRANIER
Maître de conférences en droit Privé à la Faculté de Lyon Jean Moulin LYON III



Alors qu’elle vient tout juste de fêter ses dix ans, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) continue de passer au crible des textes emblématiques du droit des affaires. Dans une décision rendue le 5 mars dernier, la disposition centrale du régime du bail commercial a été déclarée conforme aux droits et libertés garantis par la Constitution (art. 61-1 de la Constitution).

L’article L. 145-14 du Code de commerce – dont la constitutionnalité était questionnée – reprend une vieille formule inaugurée par le décret du 30 septembre 1953. Cette disposition oblige le bailleur qui refuse de renouveler le bail portant sur un local dans lequel est exploité un fonds de commerce à payer au preneur « une indemnité dite d’éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement ». L’article précise ensuite que « cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre ».

L’obligation pour le bailleur de payer cette indemnité en cas de refus de renouvellement distingue le régime du bail commercial de celui applicable aux autres baux et fonde la très imagée « propriété commerciale ». L’existence d’une telle indemnité s’explique par une volonté de sauvegarder la valeur des fonds exploités dans les locaux loués et, selon le Conseil constitutionnel, d’« éviter que la viabilité des entreprises commerciales et artisanales ne soit compromise ». Il ressort néanmoins clairement de ce dispositif une amputation des droits du bailleur et donc du propriétaire de l’immeuble loué. C’est au regard de cette atteinte au droit de propriété que la Cour de cassation a jugé « sérieuse » cette question prioritaire de constitutionnalité et l’a transmise au Conseil constitutionnel par une décision du 10 décembre 2020 (Civ. 3e, QPC, 10 déc. 2020, FS-P+I, n° 20-40.059).

Deux arguments étaient mobilisés au soutien de la QPC. Il était tout d’abord avancé que la disposition prévoyant que le bailleur serait obligé de payer une indemnité égale « à la valeur marchande du fonds de commerce , quel que soit le préjudice réellement subi par le locataire » et « sans plafonnement » portait une atteinte disproportionnée au droit de propriété du bailleur, à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre. Le Conseil constitutionnel n’accueille pas cet argument. Il admet certes que cette disposition porte atteinte au droit de propriété protégé par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC). Néanmoins, les sages affirment que cette atteinte est justifiée par un intérêt général – permettre la poursuite de l’activité de l’exploitant du fonds – et qu’elle est proportionnée à l’objectif poursuivi. Est ainsi écarté le scénario d’un possible plafonnement législatif de l’indemnité d’éviction.

Il était ensuite argué que cette disposition entraînait une inégalité de traitement des citoyens devant la loi contraire à l’article 6 de la DDHC, notamment car elle induit une différenciation entre les baux en fonction de la destination du bien loué. À nouveau, cet argument est écarté. Le Conseil constitutionnel valide la distinction entre le régime des baux du fait de la différence de situation : l’exploitation d’un fonds de commerce dans le bien loué justifie un régime juridique particulier.

Par cette décision attendue, le Conseil constitutionnel renforce ainsi l’assise de l’indemnité d’éviction et la spécificité du régime du bail commercial en droit français.





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