A l’heure où l’on s’interroge sur le projet européen, souvent réduit à la construction d’un marché ou à la maîtrise de l’inflation, de plus en plus absorbé par le projet américain dans une construction transatlantique dont il est loin d’être sûr qu’elle préserve les intérêts européens, il y a lieu de revenir sur ce qui fonde l’identité européenne : l’humanisme.
Comme l’explique T. Ferenczi, « pendant longtemps, les Européens ont cherché à définir leur modèle en l’opposant à la fois à l’individualisme américain et au collectivisme soviétique. […] Mais en même temps, le projet européen n’entend renoncer ni à la promotion des libertés individuelles, dont les Etats-Unis offrent l’exemple, ni aux exigences de la solidarité collective, dont se réclamait le communisme. Pour certains penseurs européens, la mise en tension de ces deux aspirations s’opère à travers la notion de « personne ». L’Europe, ajoute [Denis de Rougemont] croit à « la valeur absolue de la personne humaine » »[1] Cette aspiration commande les dispositions de la CEDH, qui interdit notamment la peine de mort, la torture ainsi que les peines ou traitements inhumains ou dégradants.
Mais la personne dont il s’agit, c’est « l’homme à la fois libre et responsable »[2]. Comme l’explique T. Todorov, la singularité européenne repose sur une conception particulière de la relation entre l’homme et la société. « En postulant la liberté de l’individu par rapport aux causes qui le conditionnent, on affirme en même temps que chacun demeure, jusqu’à son dernier jour, un être inachevé : il est perfectible, il peut changer »[3]. C’est la même idée qu’exprime Antoine Garapon à propos de la récente loi Taubira. « Il faut considérer l’homme comme à la fois souffrant et agissant, fragile et capable. Plutôt que de traiter les sujets fragiles à partir du principe organisateur républicain, quasi religieux, de la Loi – avec une majuscule – ou à partir du principe libéral des droits d’un individu totalement rationnel et libre de gouverner sa vie, il faut partir de la réalité concrète des individus, faite de conflits et de faillibilité »[4].
Non seulement cela explique l’interdiction de la peine de mort, condition d’intégration à l’Union européenne, mais cela justifie aussi les mesures d’accompagnement des détenus afin de leur permettre de se réinsérer dans la société, ainsi que les obligations de soins qui peuvent leur être imposées à cette fin.
Dans ce cadre, la réclusion criminelle avec peine incompressible soulève des interrogations : en écartant tout espoir de sortie, ne constitue-t-elle pas un traitement inhumain ou dégradant, contraire à la CEDH comme à l’esprit européen ? Le 9 juillet dernier, la CEDH, saisie de cette question, avait condamné le Royaume-Uni. Elle avait précisé que l’article 3 de la CEDH impose que les peines puissent être « compressibles, c’est-à-dire soumises à un réexamen permettant aux autorités nationales de rechercher si, au cours de l’exécution de sa peine, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention »[5]. Ce mécanisme, qui relève de la souveraineté des Etats, doit exister dès le prononcé de la peine. En effet, la CEDH a précisé dans cet arrêt qu’ « un détenu condamné à la perpétuité réelle a le droit de savoir, dès le début de sa peine, ce qu’il doit faire pour que sa libération soit envisagée ».
C’est dans cette brèche que s’est infiltré l’avocat de Pierre Bodein dit « Pierrot le fou » pour mettre en cause le droit français. Or, si la peine incompressible est d’une durée illimitée (à la différence de la période de sûreté), le droit français permet au juge de l’application des peines (JAP) de réexaminer celle-ci à l’expiration d’un délai qui, selon la condamnation, peut intervenir au plus tard après 30 ans (art.720-4 du Code pénal). C’est long, certes, mais cela n’exclut pas tout espoir de libération, de sorte que le dispositif français est jugé conforme à l’article 3 de la CEDH[6].
La perpétuité incompressible face à l’identité européenne : un savant dosage de la CEDH
[1] T. Ferenczi, Pourquoi l’Europe ?, André Versaille éditeur, 2008, p.256 et s.
[2] D. de Rougemont, « La Règle d’Or ou principes de l’éducation européenne », cité par T. Ferenczi, op.cit., p.256.
[3] T.Todorov, Le nouveau désordre mondial, p.98, cité par T. Ferenczi, op.cit., p.258.
[4] http://libertes.blog.lemonde.fr/2014/06/18/reforme-penale-la-lumineuse-lecon-dantoine-garapon/
[5] CEDH, 9 juillet 2013, aff. Vinter et autres c/Royaume-Uni, http://hudoc.echr.coe.int/sites/fra/pages/search.aspx?i=001-122694#{%22itemid%22:[%22001-122694%22]}
[6] http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2014/11/13/la-perpetuite-reelle-est-elle-conforme-a-la-convention-europeenne-des-droits-de-l-homme_4522709_3224.html; http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng-press/pages/search.aspx?i=003-4930368-6035784#{%22itemid%22:[%22003-4930368-6035784%22]}
Annabel QUIN
Maître de conférences à l’Université de Bretagne-Sud
Ancienne avocate au Barreau de Paris
Mise en ligne : 17/12/2014